Ce n’est pas sans raison que l’histoire des Prix JUNO dans les années 1980 a été comparée à un récit initiatique. Pour les musiciens de même que pour l’industrie, l’époque était un cocktail d’expression, d’expérimentation, d’expansion et de dévoilement progressif d’une identité culturelle, agrémenté de quelques doses de mal-être adolescent.
Notre adolescence des années 1980 a commencé maladroitement. L’industrie canadienne était en mode construction. Trop d’artistes sont passés chez nos voisins du Sud dans les années 1970 – on ne peut en tenir rigueur à Joni Mitchell, Neil Young et Paul Anka, car l’industrie canadienne n’était tout simplement pas assez solide pour supporter le poids des cuvées de talent en pleine fermentation. Les Gold Leaf Awards, ancêtres des Prix JUNO, étaient considérés comme un rassemblement « de clique », si bien qu’Anne Murray elle-même, lauréate de plusieurs prix, a cessé de se rendre à la remise, comparant l’événement à un dîner-théâtre pour délinquants en état d’ébriété. Certes, la situation s’améliorait, mais lentement : en 1980, malgré une diffusion nationale de l’événement sur les ondes de la CBC, Paul Anka brillait par son absence lors de son intronisation au Panthéon de la musique canadienne, invoquant un engagement important à Las Vegas. La soirée des Prix JUNO devait faire un grand bond en avant pour prétendre refléter la nouvelle image de marque que le talent canadien affichait devant dans les arénas du pays.
Pendant que des groupes comme Rush, The Guess Who, Prism, Triumph et Trooper faisaient des tournées dans les arénas des États-Unis, l’industrie mettait en place un nouveau système de soutien au Canada. Dans la foulée de la réglementation controversée relative au contenu canadien dans les années 1970, de l’avènement de MuchMusic en 1984 et de l’introduction de FACTOR en 1982, les « rêves agités de la jeunesse » évoqués par Rush devenaient de plus en plus réalité. En 1980, alors que des artistes comme Anne Murray, Murray McLauchlan, Bruce Cockburn et Burton Cummings se voyaient décerner leurs prix JUNO, Loverboy enregistrait son premier album et était sur le point d’accéder aux palmarès de Billboard, où il allait trôner jusqu’au milieu de la décennie. Bryan Adams a formé son premier groupe en 1980 et, en 1984, Reckless a remporté un tel succès commercial qu’il est devenu le premier disque de diamant au Canada : un million d’exemplaires, rien de moins!
Mais il ne s’agissait pas que des rockeurs. Un grand nombre de lauréats des Prix JUNO du début des années 1980, comme Charles Dutoit, Frank Mills, Liona Boyd, Sharon Lois & Bram et The Good Brothers, ont ressenti la puissance croissante de l’infrastructure canadienne, alors que les imprésarios et les maisons de disques gagnaient en influence. Des producteurs talentueux de tout le pays attiraient des talents internationaux, de Bon Jovi à Peter Gabriel en passant par U2. Et bientôt, la liste des producteurs canadiens en nomination aux JUNOS en viendrait à inclure de grosses pointures internationales comme Bob Rock, Bruce Fairbairn, Daniel Lanois, Jim Vallance et Terry Brown, pour n’en citer que quelques-uns.
Les JUNOS des années 1980 mettaient en lumière un talent sans précédent et, depuis le confort de leur foyer, les spectateurs profitaient d’une véritable saturnale d’expressions stylistiques : bandeaux et pantalons larges à la MC Hammer, lycra et paillettes, cols cloutés et épaulettes – sans oublier les cheveux! Les coiffures de personnalités telles que Gino Vanelli, Glass Tiger, Jane Siberry ou Platinum Blonde donnaient presque le vertige. On aurait juré que, selon certains, « plus la coiffure est haute, plus on se rapproche de Dieu ».
Élément incontournable de tout bon récit initiatique, les années 1980 étaient également sexy. En 1982, Carole Pope, l’égérie de Rough Trade, parlait de « crème dans ses jeans » dans la chanson High School Confidential. En 1984, la moue provocante de Corey Hart volait la vedette dans Sunglasses at Night, tandis que Rise Up, l’hymne à l’équité de Parachute Club, remportait deux prix JUNO. Et pour illustrer le sens de l’autodérision des Canadiens, personne n’oubliera k.d. lang recevant son prix de Révélation de l’année en 1985 en se pavanant en robe de mariée, ou Caroll Baker explosant de rire en voyant Ronnie Hawkins déchirer son pantalon, ou Howie Mandel pendu la tête en bas à une corde de manœuvre brisée, implorant les vedettes d’accepter leur prix « avec la dignité qui convient à un tel événement ».
À cette époque, on assurait la « dignité » et on augmentait les cotes d’écoute en attirant des vedettes internationales. Et au milieu des années 1980, les JUNOS étaient en feu : Tina Turner est venue en 1985 pour chanter en duo avec Adams l’énorme succès It’s Only Love. Et en 1986, Bob Dylan était sur place pour remettre à Gordon Lightfoot son prix du Panthéon de la musique canadienne. Le Canada avait largement dépassé le quota de glamour par habitant.
Les adolescents de toutes les générations en sont bien conscients : la musique définit notre époque et notre identité. Et il en va de même pour la nation. Le fait que nombre d’artistes canadiens soient dorénavant vénérés sur la scène internationale a donné un coup de fouet à notre estime de soi nationale. Il faut d’ailleurs reconnaître que l’avènement de MuchMusic en 1984 y a été pour beaucoup. Les fans de tout le pays voyaient désormais les vidéoclips de leurs artistes canadiens préférés côtoyer ceux des grandes vedettes mondiales.
Les années 1980 ont également été la décennie de Tears are Not Enough, un collectif de vedettes canadiennes orchestré par Bruce Allen et produit par David Foster pour aider les victimes de la famine en Éthiopie. David Foster a remporté son deuxième prix de Producteur de l’année en 1986, la même année où Anne Murray est apparue en personne pour la première fois en dix ans. Les années 1980 sont devenues notre décennie de cœur et d’humanité.
En 1989, l’événement était désormais entièrement entre les mains des producteurs John Brunton et Lynn Harvey, et le cœur des JUNOS était à découvert. Rita MacNeil a livré une prestation profondément émouvante et typiquement canadienne de Working Man avec The Men of the Deeps. Cette année-là, Rita remportait le prix de la Révélation de l’année devant Céline Dion, dont l’époustouflante interprétation de I Miss Your Love à 19 ans l’année précédente avait déjà posé les premiers jalons de sa carrière de vedette mondiale. L’intronisation de The Band au Panthéon de la musique canadienne, avec une prestation en direct de The Weight avec Robbie Robertson, Rick Danko, Garth Hudson et Blue Rodeo, vint à ajouter à l’envergure internationale des JUNOS.
Une chanson me reste en tête depuis 1989. C’est Big League, qui a valu à Tom Cochrane le prix du Compositeur de l’année. Ce fut certainement une sorte d’accomplissement collectif. Mais quand on regarde les années 1980 à travers le prisme contemporain de la diversité, de l’équité et de l’inclusion, on constate que la scène musicale était majoritairement blanche, masculine et hétérosexuelle. Le cheminement de l’Académie, qui a commencé dans les années 1980 par l’inclusion de prix pour le reggae/calypso, le R&B soul, le Roots, la musique traditionnelle et, plus tard, le hip-hop et la musique autochtone, est toujours en cours. Nous sommes sortis de l’adolescence pour entrer dans l’âge moyen et nous réorganisons nos priorités en veillant à ce qu’elles reflètent les valeurs canadiennes de 2021. Ce fut un privilège de faire partie de cette évolution.
Photo en vedette : k.d. lang fait une forte impression lors à la Soirée des Prix JUNO en 1985 et reçoit le prix de l’Interprète féminine la plus prometteuse. Crédit : Bruce Cole/Plum Communications inc.