L’histoire du reggae canadien aux JUNOS
Bien que ses racines se soient formées au sud de la frontière, le reggae a toujours eu sa place au Canada. Ce genre musical né en Jamaïque dans les années 1960 a rapidement conquis l’île et a transcendé ses frontières en gagnant le cœur et les oreilles du monde entier. Durant la seconde moitié des années 1970, lorsque la deuxième vague de migration des Caraïbes est arrivée au Canada, les immigrants jamaïcains ont ramené avec eux leur culture et leur musique. En 1985, le reggae s’est vu attribuer sa propre catégorie aux JUNOS, grâce aux efforts et au soutien de nombreuses personnes et organisations.
À la tête de ce vent de changement, une personnalité particulièrement influente a insufflé un élan prodigieux à la culture jamaïcaine à Toronto et dans tout le Canada. La regrettée et effervescente Denise Jones nous a légué un héritage culturel reliant la Jamaïque, la culture caribéenne et le Canada, tout en égayant la tapisserie culturelle de la ville d’événements hauts en couleur comme le JAMBANAMC One World Festival. Présidente fondatrice de la catégorie, force de la nature au sein de l’industrie, elle s’est vu décerner un prix JUNO pour sa contribution au secteur de la musique canadienne en 1997, un prix Harry Jerome pour l’excellence dans le divertissement en 2014 et un prix pour l’ensemble de ses réalisations de l’Urban Music Association of Canada en 2004.
Jesse, fils de Denise et actuel président du Jones and Jones Group, dit que l’engagement de sa mère est un des moyens qu’elle a déployés pour s’assurer que la musique et le travail culturel des Jamaïcains soient dûment honorés. « Elle voulait que le reggae s’épanouisse et bénéficie des mêmes occasions que les autres genres musicaux », déclare Jesse à propos de sa mère, qui a dû conceptualiser la nouvelle catégorie des JUNOS de A à Z. « À ce moment-là, il n’y avait aucune structure. Bien souvent, nos communautés n’ont pas le même accès au financement ou aux demandes, parce que dans notre monde et nos communautés, il y a d’innombrables couches d’intervenants que les institutions ignorent complètement. Je réalise qu’à l’époque, maman devait vraiment partir de zéro, créer le modèle et savoir [qui informer dans la communauté]. Elle a dû en quelque sorte bâtir les fondations. »
Pendant la construction de ces fondations, d’autres arrivaient avec des idées supplémentaires pour les solidifier. À l’origine, le reggae partageait sa place avec le calypso, et la catégorie s’est intitulée « Meilleur enregistrement reggae/calypso de l’année » de sa création jusqu’en 1991. Deux groupes ont passé des années à militer pour que les genres de musique noire soient reconnus au Canada et pour qu’on les considère comme distincts. Un an avant la création de la catégorie propre au reggae, la Black Music Association of Canada a été mise sur pied, en plus de la section torontoise de la Black Music Association basée aux États-Unis, fondée par Milton Blake et Norman Richmond. Leur premier appel à l’action adressé à l’Académie canadienne des arts et des sciences de l’enregistrement (CARAS) demandait la création de trois nouvelles catégories : R&B/soul, Reggae et Calypso. Le conseil d’administration de la CARAS a ensuite opté pour une autre voie et créé deux catégories : Meilleur enregistrement R&B/Soul et Meilleur enregistrement Reggae/Calypso.
Or, les groupes n’étaient pas tout à fait satisfaits : ils estimaient que le reggae et le calypso étaient deux genres distincts. En 1987, la section torontoise de la Black Music Association a continué à faire pression, écrivant des lettres à la CARAS et organisant même une manifestation lors de la cérémonie des JUNOS en 1989. Enfin, en 1991, la catégorie s’est transformée en Meilleur enregistrement reggae. Un autre changement est survenu en 2003 : elle a été rebaptisée Enregistrement reggae de l’année. Le nom n’a pas changé depuis.
En établissant une catégorie pour une tradition musicale noire distincte, on rendait également hommage à la nature particulière du reggae dans le contexte canadien. « Le Canada essaie de reproduire le même son depuis de nombreuses années », explique Carrie Mullings, animatrice et chef de production primée de Rebel Vibez (CHRY 105.5 FM), qui défend le reggae en général, et le reggae canadien en particulier. « Même si l’on compte de nombreux musiciens jamaïcains au Canada, c’est une autre énergie ici, et le multiculturalisme donne naissance à un son différent. »
Le père de Carrie, Karl Mullings, artiste reggae célèbre, a joué un rôle clé dans le développement du reggae au Canada. Aujourd’hui, Carrie est présidente de la catégorie reggae des JUNOS et son mandat comporte des objectifs clairs. Le premier consiste à tout faire pour atteindre la parité hommes-femmes. « Ce que je ressentais différait de ce que je voyais : je sentais qu’il y avait des préjugés, parce que si beaucoup d’hommes gagnaient des prix JUNO, les femmes déclaraient forfait. Et si nous sommes sous-représentées sur le devant de la scène, que se passe-t-il en coulisses? » Par ailleurs, Carrie travaille sans relâche pour élever le niveau de production des candidats potentiels à celui des autres genres, en veillant à ce que les nouveaux sons du reggae soient inclus. Elle met également un point d’honneur à réunir les professionnels du passé et du présent afin de poursuivre l’établissement de l’infrastructure de l’éclectique scène du reggae et de l’industrie qui la soutient au Canada.
Incarnation du fameux adage « wi likkle but wi tallawah » (nous sommes petits, mais nous sommes forts), la catégorie reggae souligne la culture hybride qui a vu le jour lorsque les immigrants jamaïcains ont commencé à faire de la musique dans leur nouveau pays. Toujours en expansion et en croissance, elle est le fruit de l’amour de ses artisans pour leur musique. Créé en Jamaïque et cultivé au Canada, le reggae canadien aura toujours une chance de briller aux JUNOS.
Photo : Exco Levi interprète My Moment au Dîner de gala et de remise des Prix JUNO 2019. Crédit : CARAS/iPhoto.