Le parcours tumultueux du rap - The JUNO Awards

30 ans de hip-hop canadien aux JUNOS

Aujourd’hui, le rap canadien jouit d’un rayonnement sans précédent à l’échelle locale, mais aussi partout dans le monde. Il suffit de penser à l’immense popularité internationale du torontois Drake ou aux récents succès du duo 88Glam et de Tory Lanez, respectivement candidats et lauréats aux JUNOS. 

L’histoire du rap aux Prix JUNO pourrait à juste titre être qualifiée de complexe. Les racines mêmes du genre reposent sur un esprit de rébellion. C’est un art de la contre-culture. À ce titre, il serait paradoxal de souhaiter qu’il s’intègre à une cérémonie institutionnalisée sans faire de vague.

En outre, le racisme chronique et systémique envers les Noirs au sein de l’industrie canadienne de la musique s’est traduit au cours des 30 dernières années par un manque flagrant d’attention portée au rap et à ses artistes majoritairement noirs par les grandes maisons de disques, par la rareté des producteurs et des directeurs artistiques noirs et par le faible nombre de stations et d’émissions de radio commerciales consacrées à la musique noire ou urbaine. Le chemin vers la pleine égalité aux JUNOS s’est donc avéré long et tortueux. 

Les premiers singles de hip-hop canadien anglophone paraissent une dizaine d’années avant la création en 1991 d’une catégorie rap aux Prix JUNO, avec “Ladies Delight” de Mr. Q (Jay McGee) en 1979 et The Bum Rap des Singing Fools en 1982. C’est Maestro Fresh-Wes (Wesley Williams, maintenant connu simplement sous le nom de Maestro), considéré plus tard par plusieurs comme le « parrain du hip-hop canadien », qui remporte le tout premier prix de l’Enregistrement rap de l’année avec le mégasuccès Let Your Backbone Slide, tiré de l’album Symphony In Effect.

Dream Warriors remporte le JUNO de l’Enregistrement rap de l’année en 1992. Crédit : Barry Roden.

Curieusement, pendant plusieurs années s’opposent dans la catégorie Enregistrement rap de l’année tant des albums complets que des singles et des microalbums, sans oublier l’occasionnelle chanson tirée d’une compilation. Tout au long des années 1990, les finalistes et les lauréats ont produit des singles intemporels, comme l’a fait le duo Rexdale Ghetto Concept, gagnant deux années de suite avec Certified (1995) et E-Z On The Motion (1996). Ces singles ont rivalisé avec une multitude d’autres singles, mais aussi avec des albums complets par des groupes tels que Dream Warriors et The Rascalz. Les Grammys, en revanche, ont toujours proposé diverses catégories de rap afin de distinguer les singles des albums, en plus d’inclure différentes catégories basées sur l’interprétation.

En 1998, le groupe Rascalz remporte le prix de l’Enregistrement rap de l’année, mais le refuse aussitôt dans un geste de protestation, arguant que la remise du prix la veille de la cérémonie principale relève de la discrimination raciale. L’année suivante, en 1999, les gagnants de la catégorie de rap reçoivent pour la première fois leur prix JUNO dans le cadre de la télédiffusion des Prix JUNO.

À l’aube du nouveau millénaire, tandis que Toronto est toujours l’épicentre de la scène hip-hop, on observe une plus grande ouverture au rap dans le reste du pays. L’année suivante, le prix JUNO est remporté par le groupe de Vancouver Rascalz (en collaboration avec Choclair, Kardinal Offishall, Thrust et Checkmate) pour son inoubliable single Northern Touch. Le vent continue de tourner et à partir de 2001, pendant la période de six ans durant laquelle les Vancouvérois Swollen Members, peut-être alimentés par le succès de leurs concitoyens des Rascalz, ont remporté le prix de l’Enregistrement rap de l’année à quatre reprises (soit en 2001, 2002, 2003 et 2007), le rap provenant d’autres régions gagne en popularité.

Lorsque la scène hip-hop entre dans les années 2010, l’industrie de la musique canadienne en général, y compris la catégorie rap des Prix JUNO, se retrouve sous les projecteurs en vertu de l’effet Drake. Le succès remporté sur les palmarès américains par le rappeur torontois Kardinal Offishal (son single de 2008 Dangerous avec Akon s’est notamment hissé en cinquième place du Billboard Hot 100) et sa victoire aux JUNOS de 2009 pour son remarquable album Not 4 Sale jouent un rôle de catalyseur pour le rap canadien. La reconnaissance de Kardinal au-delà de nos frontières et son entrée sur les palmarès ont réussi à attirer l’attention des Américains. L’idée que le Canada pourrait produire la prochaine mégavedette du rap commence à poindre. C’est alors que Drake entre en scène avec son single de 2010 Best I Ever Had, classé en deuxième position du palmarès Billboard Hot 100.

Dans les années qui ont suivi la création de la catégorie, les prestations de rap étaient relativement rares dans la Soirée des Prix JUNO. Or, depuis 2010, les téléspectateurs ont eu droit à une série de prestations intéressantes et éclectiques, à commencer par le rappeur de la Nouvelle-Écosse Classified qui, cette année-là, a ouvert la cérémonie de façon mémorable dans les rues de St. John’s avec le titre Oh… Canada. Il ne faut pas non plus oublier le jumelage des rappeurs de renom avec des artistes de rock, de pop et de R&B, comme Simple Plan avec K’naan en 2012, Serena Ryder avec Classified en 2014 et The Weeknd avec Belly en 2016.

The Northern Touch All-Stars aux Prix JUNO en 2018. Crédit : CARAS/iPhoto

Au cours des dernières années, les organisateurs de la cérémonie se sont efforcés de faire une plus grande place au rap canadien. En 2018, le collectif Northern Touch All-Stars, constitué des anciens lauréats Rascalz, Kardinal Offishall, Choclair, Thrust et Checkmate, a présenté le prix de l’Enregistrement rap de l’année (remporté par Tory Lanez, qui était absent) et a interprété une version a cappella de Northern Touch, sans doute l’une des chansons les plus importantes de l’histoire tumultueuse du rap au pays. 

Lors de la cérémonie virtuelle des JUNOS de l’année dernière, le coanimateur et présentateur radio de la chaîne CBC Odario Williams, lui-même rappeur, a évoqué avec émotion le parcours long et difficile des artistes noirs et autochtones au pays. Les progrès réalisés peuvent sembler trop lents pour certains, mais les JUNOS tentent de tirer des leçons du passé, s’engageant à faire leur part afin que les règles du jeu soient plus équitables et pour contribuer à la pérennité du rap, le genre le plus en demande sur les plateformes de diffusion en continu.  

En vedette : Maestro Fresh-Wes dans la salle de presse des Prix JUNO après avoir remporté le prix de l’Enregistrement rap de l’année. Crédit : Barry Roden.